Nous étions un et eux deux

 

#lescalepinsdozias

 Nous étions un et eux deux


Il était là tout corné. La page de garde arrachée et les entrailles éparses. Au milieu des autres victimes, dans cette librairie par terre. Le libraire avait des locks et des lunettes sombres. À sa droite, un sac marin rempli à ras bord de livres. Certains ouvrages dataient du déluge et arboraient fièrement les outrages du temps sur leurs pages.

« Nous étions un et eux deux », drôle de titre pour un ouvrage. Je le saisis pour en apprendre plus sur ses intentions. Dans ma tête, une idée venait de traverser l’écran : un livre qui porte des marques de brulures devrait être plus humble. Je soupçonne ses précédents propriétaires de l’avoir fait voyager de pièce en pièce, de sac en sac, de main en main. De la cuisine aux toilettes, en passant par le canapé.

Il y était question d’un navire japonais et de son équipage. Je lève les yeux pour observer l’étalage de livres adossés aux pavés qui semblaient écarter les jambes à l’endroit des passants. Le pavé était déjà tiède et les imaginaires contenus dans cet amoncellement de bouquins en quête de propriétaires semblaient s’évaporer et se répandre dans l’air. Mes tentacules sont heurtés par certaines de ces idées et je flaire un complot onirique.

Le libraire rasta semblait hagard, ou plutôt détaché de sa marchandise. Il discute des prix sans entrain et regarde certains des bouquins comme s’ils étaient des intrus. Mais cela ne dure jamais longtemps. Il est dans le réel lui. La trajectoire de ces agrégats de mots lui importe peu. Qu’ils soient nés sous un crâne chauve et dépressif, puis qu’ils aient voyagé jusqu’à cet étalage n’était pas sa préoccupation de l’heure.

« Nous étions un et eux deux » raconte au second degré une traversée en mer qui a laissé des marques dans l’esprit d’un couple de japonais. Une histoire de lune de miel, de tempête, de rupture amoureuse avec un zeste de mauvaise foi. Il semble que le couple se soit lié à d’autres passagers, un couple d’occidentaux, et que les secousses de la mer aient entrainé une dislocation de certaines de leurs certitudes.

Cette histoire git maintenant sur les pavés de ma rue. Je la négocie pour un kilo de francs coloniaux. Sans en attendre plus que de raison. Certains bouquins sont comme des paquets cadeaux. Il faut apprécier l’excitation de les recevoir. Une fois ouverts, ils peuvent vous décevoir. Ou alors vous saisir l’esprit et vous conduire dans un dédale d’images mentales vivifiantes ? J’aime bien cette incertitude.

 

A suivre

 

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